L’adoption du projet de loi 96 - première réforme majeure de la Charte de la langue française depuis 45 ans — est une pilule qui passe mal au Cégep Heritage. Son directeur plaide que les collèges anglophones sont «la mauvaise cible», alors que des bémols surgissent aussi dans les couloirs du Cégep de l’Outaouais. Sans être entièrement sur la même longueur d’onde, les deux institutions s’entendent pour dire que la région pourrait y perdre au change.

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La Loi sur la langue officielle et commune du Québec imposera entre autres un plafond en ce qui a trait à la clientèle de chacun des cégeps anglophones de la province, dont le Cégep Heritage, où les places seront limitées à 1175, alors que l’établissement compte cette année 1264 étudiants.

«Il nous faut développer un plan d’action avec le ministère de l’Enseignement supérieur. À date, le MEES n’est pas inclus dans le processus non plus. Il nous a dit que quand ça deviendrait une loi, il nous contacterait pour en parler, donc on attend des nouvelles. Entre-temps, nos profs sont inquiets. En tant que DG, je cherche à minimiser l’impact sur nos étudiants futurs et sur nos profs immédiatement, même si je n’ai pas d’information à leur partager pour le moment», clame le directeur général Gordon McIvor, qui juge insensé que le milieu de l’éducation n’ait pas été consulté.

Ce dernier affirme qu’Heritage, qui est en pleine croissance, mais demeure le plus petit collège anglophone public au Québec, sera contraint à faire du surplace. Disant que personne ne s’oppose à la notion d’améliorer le sort du français, il croit toutefois que le gouvernement Legault doit donner un délai supplémentaire au réseau pour s’ajuster car, il s’agit de changements majeurs et le gouvernail ne peut changer de direction aussi rapidement.

«On va nous plafonner et c’est problématique. Le gouvernement va être strict par rapport au seuil, il y aura des amendes et aussi pas de financement pour les étudiants supplémentaires, mais les étudiants ont jusqu’au 15 septembre pour s’inscrire, alors on ne peut pas savoir exactement à quoi ça ressemblera. On a déjà (en date de mars) 1400 demandes d’admission. On sait que certains vont changer d’idée, c’est toujours comme ça, mais ce n’est pas facile de jongler avec une limite fixée à 1175. Ça cause du stress à tout le monde y compris le personnel. On demande un sursis. Écoutez, uniquement de mettre à jour notre programme de sciences, par exemple, ç’a pris sept ans. Il a fallu consulter les profs, la communauté, le ministère. Imposer de tels changements (loi 96) en deux ans, ce n’est pas faisable», déplore-t-il.

« Chaque fois qu’on crée une barrière, que ce soit pour un anglophone, un francophone ou un allophone, le monde trouve une façon de l’éviter parce que le pont est juste là. [...] Le problème du français, c’est surtout un problème montréalais, même si on peut aussi s’améliorer, on est disposé à faire plus. » — Gordon McIvor, directeur général du Cégep Heritage

Selon M. McIvor, «on veut que les étudiants (anglophones et allophones) apprennent mieux le français, mais il nous faut trouver une façon de mieux intégrer les changements pour que la clientèle ne soit pas pénalisée». 

Ce dernier précise que le Cégep Heritage fait déjà face à des «contraintes logistiques» de croissance, le bâtiment ouvert en 1994 et agrandi à deux reprises ne peut plus subir d’agrandissement, sauf sur une petite parcelle de terrain puisqu’il se trouve sur une propriété de la Commission de la capitale nationale (CCN).

Se tirer dans le pied?

Mais d’abord et avant tout, deux ans et demi après l’adoption unanime par l’Assemblée nationale d’une motion qui reconnaît le caractère particulier de l’Outaouais, le Cégep Heritage estime que la loi 96 va avoir un effet pervers sur le rive québécoise de la rivière. Les étudiants qui se buteront à des portes fermées au cégep anglophone ne se tourneront pas en majorité vers le voisin, le Cégep de l’Outaouais, affirme M. McIvor.

«Chaque fois qu’on crée une barrière, que ce soit pour un anglophone, un francophone ou un allophone, le monde trouve une façon de l’éviter parce que le pont est juste là. [...] Le problème du français, c’est surtout un problème montréalais, même si on peut aussi s’améliorer, on est disposé à faire plus. La réalité de notre région cause vraiment des enjeux. Je pense que Québec continue de penser que les étudiants vont aller au Cégep de l’Outaouais quand la loi sera en vigueur, mais non. Peut-être qu’il y en aura 8, 10, 20, mais la plupart vont traverser le pont parce que leurs parents le font déjà. À Montréal, si un étudiant veut continuer d’étudier en anglais, ce ne sera pas facile, mais ici, le circuit 33 (de la STO) passe juste devant et s’en va sur la colline parlementaire. Ça sert à quoi? On va perdre un étudiant et du moment qu’il aura traversé, rien ne garantit qu’il va revenir en Outaouais», dénonce-t-il. 

À son avis, la région se tirera dans le pied car le plafond d’étudiants fera en sorte que ces derniers s’inscriront au Collège Algonquin, par exemple, pour «étudier en anglais à 8000$ par année». 

«Est-ce mieux pour une famille de classe moyenne québécoise d’étudier ici avec la gratuité scolaire que de traverser le pont? Même pour la famille typique francophone, je pense que la réponse est assez claire. [...] Je ne pense pas que notre collège de 1200 étudiants va nuire au futur de la langue française. Ça fait seulement trois ans que je suis ici et beaucoup de profs me disent depuis que je suis en poste qu’ils n’ont jamais autant entendu du ​français dans le collège. 80% de notre communauté est bilingue».

Le DG rappelle aussi que 16 000 personnes ont déménagé d’Ottawa vers Gatineau en deux ans. 

M. McIvor soutient que la nouvelle mouture de la loi 101 sera très complexe à appliquer du côté de la main-d’œuvre, notamment avec l’imposition de davantage de cours en français. 

«On a déjà des problèmes de recrutement et on paie 15% de moins que le fédéral. On aurait besoin de trouver je ne sais trop où des enseignants de français langue seconde. Il n’y en a pas beaucoup, ils sont tous en Ontario pour travailler en immersion», dit-il.

L’avis du Cégep de l'Outaouais

Son homologue du Cégep de l’Outaouais, Steve Brabant, est plus nuancé sur le projet de loi, saluant «la volonté du gouvernement de rehausser les efforts collectifs et de renforcer la Loi 101 en réponse aux préoccupations liées à la vitalité de la langue française au Québec», mais admet que la région, de par son caractère singulier, devra être analysée sous un angle différent.

«Les modalités du projet de loi 96 comportent des principes de mise en œuvre qui sont complexes et c’est pourquoi la Fédération des cégeps, avec l’appui de tous ses membres, a demandé au ministre de reporter l’entrée en vigueur des dispositions portant sur le cursus de l’enseignement collégial au plus tôt en 2025-2026. De plus, le contexte particulier de l’Outaouais dans la région de la capitale nationale et la proximité de collèges anglophones en Ontario qui offrent une programmation diversifiée, des résidences étudiantes, sans contraintes linguistiques ou administratives, pourraient représenter des défis quant à l’impact réel du projet de loi dans notre région sur la réussite éducative des jeunes Québécois ayant droit à l’instruction publique dans la langue de la minorité en vertu de la Charte canadienne, ou sur leurs motivations à demeurer, étudier, vivre, travailler et contribuer au développement socio-économique de notre région», dit-il. 

Selon lui, «pour éviter un désengagement et une amplification de l’exode vers l’Ontario», «la mise en application devra être accompagnée de mesures fortes de sensibilisation auprès de la jeunesse pour en faire des parties prenantes de premier plan et pour leur faire valoir la richesse de la langue française et le gain pour eux, en termes d’enrichissement et de contributions aux efforts pour en renforcer la vitalité».